Exposition Walton Ford
présentée au musée de la Chasse et de la Nature jusqu'au 14 février 2016

(2) Le mythe de la Bête du Gévaudan


Disséminées dans les collections permanentes, certaines oeuvres,
spécialement créées pour l’exposition, viennent réactiver le mythe de la Bête du Gévaudan.
Dialoguant avec le parcours de visite, avec sa part de mystère et avec la menace potentielle des armes exposées, l’exposition
Walton Ford transforme le musée en un étrange terrain de chasse.

Frappé par la cohabitation des animaux naturalisés, des peintures et des armes anciennes ainsi que par l’atmosphère décorative émanant des salles du musée, il a voulu y voir une sorte d’évocation d’une demeure d’Ancien Régime. Il décide de transposer dans ce cadre la fameuse traque de la Bête du Gévaudan qui défraya la chronique du règne de Louis XV. À cette fin, il s’est appliqué à produire des peintures qui ont la dimension exacte de certaines oeuvres des collections permanentes auxquelles elles viennent se substituer. Leur composition intègre tel ou tel détail emprunté dans les peintures avoisinantes : jeu subtil d’infiltration mais également de confrontation avec les maîtres anciens. Au gré de cette installation, la visite de l’étage s’apparente à la lecture d’un album, d’une gigantesque bande dessinée à l’humour particulièrement noir. Qui est vraiment la Bête ? Dans la France du XVIIIe siècle qui a déjà enfanté Sade et est encore prégnante de la Révolution, l’affaire du Gévaudan peut être vue comme une préfiguration des désordres à venir. C’est ce que suggère Walton Ford avec ses images troublantes en dépit d’une facture qui se veut rassurante. Toujours allusive, la proximité érotique ou violente entre les maîtres, les bergères et la Bête ouvre pourtant l’accès à une autre version de l’histoire.

C’est précisément ce que résume le triptyque monumental qui préside en la Salle du cerf et du loup, qui a les dimensions exactes d’une tapisserie qu’elle vient remplacer. Elle représente la Bête se ruant sur le couple enlacé d’un jeune seigneur et d’une paysanne avec une voracité dont l’exacte nature demeure ambigüe. On notera que la bergère emprunte ses traits à la compagne de l’artiste.
WF : Dans la salle consacrée aux loups, je remplace une grande tapisserie par mon triptyque sur la naissance de la bête du Gévaudan, qui définira l’ambiance de l’exposition.

 

Walton Ford
De la conception à la naissance, 2014
aquarelle, gouache, et encre sur papier
panneau du milieu : 258 x 166 cm
panneaux des côtés : 258 x 110 cm
dimension totale : 258 x 386 cm

Extraits d'un entretien réalisé dans l’atelier de Walton Ford
Tribeca, New York, février 2015.

Jérôme Neutre :
Quelle différence faites-vous entre votre projet sur la bête du Gévaudan et les autres mythologies animales auxquelles vous vous êtes intéressé ?
Walton Ford :
Plus que n’importe quelle autre, la bête du Gévaudan est issue de l’imagination humaine. Elle n’a en réalité jamais existé. Au XIXe siècle a paru un livre très intéressant intitulé Extraordinary Popular Delusions and the Madness of Crowds, qui explique comment les foules se laissent prendre par des mythes au point de perdre toute raison. D’où vient cette hystérie ? Il était courant que des jeunes filles se fassent tuer par des loups, mais comment les gens en viennent-ils à se convaincre que ces accidents somme toute assez normaux sont l’oeuvre d’une bête gigantesque et surnaturelle ?
Un universitaire de Harvard, Jay M. Smith, a écrit sur le sujet un excellent livre intitulé
Monsters of the Gévaudan. Pour lui, la création de cette bête légendaire est le résultat de plusieurs facteurs.

D’abord, les responsables politiques locaux ne parvenant pas à mettre fin à ces attaques de jeunes filles, l’un d’eux s’est décidé à écrire à Paris pour expliquer qu’un monstre s’attaquait à la population. Dans la France d’avant la Révolution, seuls les aristocrates étaient autorisés à porter des armes à feu ; ils sont donc descendus de Paris pour chasser la bête mais ils se sont heurtés à des difficultés, car le Gévaudan est une région très montagneuse, avec des zones boueuses dans lesquelles on peut s’embourber, et les conditions climatiques étaient très mauvaises. De toute évidence, la bête n’existait pas, mais pour sauver la face, les aristocrates ont exagéré les choses, racontant que la bête était énorme, qu’elle faisait trois mètres de long : J’ai tiré six coups, et elle m’a parlé, comprenez-vous, et peu à peu elle a pris une apparence de plus en plus surnaturelle. Les paysans ont gobé cette histoire, cela les arrangeait aussi parce qu’ils avaient besoin d’aide et voulaient de l’argent et des armes pour combattre la créature.

En outre, l’actualité n’était pas très riche à l’époque ; les journaux ont donc sauté sur l’occasion et alimenté l’hystérie. J’ai trouvé ce livre vraiment passionnant et j’ai pensé l’utiliser comme point de départ pour réaliser des images chargées de strates métaphoriques et suscitant une réflexion sur ce type de folie. C’est pourquoi, dans la première image, un aristocrate fait l’amour avec une jeune paysanne après avoir tué un loup. Dans leur union, ils donnent naissance à l’hystérie et ensemble ils créent cette bête dans une sorte de pacte impie.

Walton Ford
La Chasse, 2015
aquarelle, gouache, et encre sur papier
153,7 x 247,7 cm

Dans la Salle d’Armes, une grande nature morte du XVIIe siècle a laissé sa place à une scène, La Chasse, montrant l’affrontement entre le monstre et un chasseur tombé à terre dont les traits ressemblent singulièrement à ceux de l’artiste. Disséminés dans les nombreux tiroirs des meubles vitrines occupant la pièce, des dessins se révèlent aux visiteurs curieux.

WF : Dans la salle des armes, je pensais avoir besoin d’une peinture illustrant l’incapacité des chasseurs à capturer la bête : le coeur de l’histoire, le moment où ça tourne mal, où la bête qu’on a créée de toutes pièces commence à prendre sa revanche sur les hommes, et en particulier sur les chasseurs qui l’ont imaginée. L’histoire finit par leur retomber dessus ; le roi leur demande pourquoi ils n’ont pas encore réussi à capturer l’animal.

 



 


Walton Ford
Répresentation Véritable, 2015
aquarelle, gouache et encre sur papier
266,7 x 153 cm

Dans l’Antichambre, un grand tableau de Carl Vernet
occupant tout l’espace au-dessus de la cheminée est remplacé par une oeuvre de dimension exactement similaire,
Représentation véritable, figurant la Bête étranglant un loup. Le visiteur attentif reconnaîtra la transposition d’une autre peinture, du XVIIIe siècle cette fois, accrochée à proximité.

 

WF : Enfin, dans la dernière salle, au-dessus de la cheminée, je remplace le grand tableau de Napoléon chassant à cheval ; j’utilise le même paysage que dans le tableau actuel et j’y place la bête en train de tuer le loup. En fait, c’est la vérité qu’elle tue, car la bête et la sauvagerie de notre imagination ont remplacé la réalité. Les attaques de la bête se situant en 1765, on peut aussi interpréter cette image comme une anticipation de la Révolution française, du renversement du pouvoir en place. Les tensions entre les classes sociales sont déjà latentes dans le Gévaudan parce que les paysans veulent prendre les armes, ce que les classes supérieures refusent énergiquement ; pendant ce temps, la crise ne cesse de s’aggraver. Je veux raconter cette histoire à la façon d’une bande à la fois sur le parcours de l’exposition.


Walton Ford

La Bête Jouant avec un Chien de Chasse, 2015
aquarelle, gouache et encre sur papier
151,8 x 105,4 cm

Le Salon des chiens abrite La Bête jouant avec un chien
de chasse
. L’oeuvre monumentale reprend avec une distorsion d’échelle et une ironique cruauté la composition d’un tableau du XVIIIe siècle, placé à proximité, où un chien de petite taille joue avec un escarpin.

JN : Quelle a été votre réaction la première fois que vous avez visité le musée de la Chasse et de la Nature à Paris ?
WF :
Je ne savais pas qu’un tel musée existât, jusqu’à ce que vous m’y ameniez il y a quelques années. Il contient presque tout ce qui m’intéresse : des tableaux, des tapisseries, des armes, des animaux empaillés et des histoires à l’infini. Il y a même une céramique narrative qui représente des loups tuant un sanglier. C’est une incroyable collection qui présente au fil des siècles les attitudes des Européens envers la chasse et la manière dont les chasseurs ont toujours joué un double rôle en prenant et en donnant. Si vous ne préservez pas la terre, il n’y a pas de place pour la chasse ; si vous ne préservez pas les animaux, il n’y a rien à chasser. Une bonne partie des grands espaces dont nous profitons aujourd’hui en Europe doivent leur survivance au fait que des familles aristocratiques en ont fait des réserves de chasse. Toute l’histoire naturelle de l’Europe est liée à la chasse.

 

 


Walton Ford

Certainment, 2015
aquarelle, gouache, encre et crayon sur papier
75,6 x 57,5 cm

La gueule de la Bête ouverte pour la dévoration attend le visiteur au détour du Cabinet du loup.

JN : Pour le projet sur la bête du Gévaudan, vous êtes allé à la Bibliothèque nationale de France pour voir des illustrations du monstre, au XVIIIe siècle, mais esthétiquement, vous vous êtes aussi inspiré des bandes dessinées américaines des années 1970.
WF :
Pour ce projet, j’ai repris beaucoup de formules issues des romans à sensation et des dessins d’horreur de mon enfance. C’est le genre de matériau que j’aurais eu honte d’utiliser à l’école des beaux-arts mais qui, aujourd’hui, me paraît sympathique. Dans les années 1970, il y avait un illustrateur dont les goûts, dirons-nous, étaient très contestables : il s’appelait Frank Frazetta. Il a fait les bandes dessinées de Tarzan, Conan le Barbare, Vampirella ; de la science-fiction très crue et des oeuvres d’imagination que les garçons lisaient et dont ils accrochaient les images au mur : des hommes très musclés, des femmes avec de gros seins, trop de couleurs, trop d’action, trop de violence, trop de sexe et plein de bêtes sauvages. Pour créer ma bête du Gévaudan, je me suis inspiré d’un loup-garou figurant en couverture du magazine Eerie ; j’ai étudié l’éclairage et la dramaturgie de cette créature qui fonce sur le lecteur. Frazetta était un maître dans le genre.


Walton Ford
La Bergère, 2015
aquarelle, gouache et encre sur papier
57,8 x 75,9 cm
© Flammarion / Béatrice Hatala

Parmi les spécimens animaliers de la Salle des trophées, Walton Ford a disposé deux peintures suggérant l’intimité de la Bête et de la bergère : La Bergère, et La Vérité historique.

JN : Votre exposition a ceci de spécial que nous avons décidé de la présenter non seulement dans les salles d’exposition contemporaines mais aussi de la disperser dans l’ensemble du musée. D’après vous, quel sera l’effet de cette cohabitation entre vos oeuvres et celles de la collection permanente ? ...

 

 


Walton Ford

La Vérité Historique, 2015
aquarelle, gouache, encre et crayon sur papier
57,8 x 75,9 cm

 

...
WF :
Jusqu’ici, les artistes qui ont exposé au musée de la Chasse installaient des oeuvres très particulières, suspendues au plafond ou posées sur le sol. La différence ici, c’est que mes tableaux ont une relation avec le sujet et le style de tout ce qui se trouve déjà là : ils s’intégreront donc dans la collection permanente.
Mon intervention sera plus discrète, moins brutale, moins en porte à faux par rapport au contexte. En un sens, j’essaie de duper le spectateur.


Walton Ford
Mon Dieu, 2015
aquarelle sur papier,
76,2 x 106 cm

Aux murs du Salon de compagnie, trois tableaux relatant
d’autres aspects de cette célèbre traque sont installés à côté des peintures de Jean Baptiste Chardin :
Mon Dieu, Le Cauchemar, et Pièges.

JN : Après avoir peint des centaines d’animaux bizarres, avez-vous trouvé une réponse à la grande question : Qu’est-ce qu’une bête ? Qui est la bête ?
...

 

 


Walton Ford

Le Cauchemar, 2015
aquarelle, gouache, crayon et encre sur papier
105,4 x 151,8 cm
© Flammarion / Béatrice Hatala


... WF :
Je ne m’intéresse pas aux animaux domestiques qui choisissent de vivre en compagnie des êtres humains. Je m’intéresse à ceux qui ont décidé de garder leurs distances à notre égard. Quand ils nous voient arriver, ils s’enfuient, ou ils nous sautent dessus et nous mangent, mais ils n’acceptent pas de vivre dans nos villes et nos maisons et de partager nos repas. Ce sont elles les bêtes sauvages, et elles sont plus nombreuses que les animaux domestiques, mais les êtres humains et leurs animaux de compagnie envahissent la planète. Il y a de moins en moins de place pour les animaux qui ne veulent pas partager leur temps avec nous. L’imagination humaine, les peurs humaines donnent naissance aux monstres, n’est-ce pas ? Je m’intéresse aussi beaucoup à ces peurs humaines et à cette psychologie. Cette exposition sur la bête parle surtout de notre idée de ce qui est terrifiant. C’est la question fondamentale que pose la Bête.



Walton Ford

Pièges, 2015
aquarelle, gouache, et encre sur papier
75,9 x 106 cm



JN :
Vos oeuvres sont presque toujours des pièges, car, comme vous le dites, elles ne racontent pas les histoires qu’elles sont censées raconter. Dans le dernier tableau, vous reprenez le paysage du tableau que vous remplacez. Est-ce une façon de piéger les visiteurs du musée ?
WF : Oui ! Je voulais faire écho aux compositions qui se trouvaient dans le musée et jouer avec elles. Je réagis à ce musée qui glorifie la chasse et la présente comme une activité positive. Les commanditaires de ces oeuvres adoraient la chasse et ont préservé les traditions anciennes, on le voit bien ici. Or, dans mon cycle de peintures, la chasse est une catastrophe. Tout a mal tourné. Les chasseurs n’ont jamais capturé la bête et les attaques se sont poursuivies pendant un temps, jusqu’à ce que l’affaire s’éteigne. Au musée de la Chasse, la chasse se termine toujours bien. Alors je vais faire en sorte que, pour une fois, elle se termine mal.



Au total, onze peintures et des dessins nouvellement créés sont disséminés sur le parcours de visite. Parfois Walton Ford préfère jouer
l’effet de surprise, choisissant d’insérer ses oeuvres dans des espaces inattendus - fond de vitrine, tiroir - afin de maintenir les visiteurs
en alerte. Dans le lieu hors du temps qu’est le musée de la Chasse et de la Nature, la présence mystérieuse de la Bête est attestée
par les indices que l’artiste a pris soin de disséminer dans les salles : il transforme le musée en terrain de chasse imaginaire.

oo
L'exposition Walton Ford :


Commissaires :

Claude d’Anthenaise, directeur du musée de la Chasse et de la Nature, conservateur en chef du Patrimoine
Jérôme Neutres, conseiller du président de la Réunion des musées nationaux – Grand Palais

Cette exposition a été rendue possible grâce à la galerie Paul Kasmin, New York.
Elle a bénéficié du soutien de la Fondation du Patrimoine, grâce au mécénat de CGPA.

Musée de la Chasse et de la Nature
62, rue des Archives Paris (IIIe)

chassenature.org